BOSCH (Jérôme) 1450-1460 environ - 1516
Article écrit par Claude-Henri ROCQUET
Prise de vue
L'œuvre de Bosch, qui fut ensevelie pendant trois siècles, occupe en notre esprit une place majeure  . Elle a donné lieu aux sentiments les plus contraires, et parfois simultanément. On la tint pour l'expression même du Moyen Âge ; mais elle est contemporaine de Vinci. Elle passa pour plaisante et profonde, réaliste et extravagante, édifiante et licencieuse, orthodoxe et hérétique, capricieuse et concertée, débridée et méthodique. Archives, documents, témoignages se réduisent à presque rien. Délice, énigme ? Pour l'essentiel, c'est l'œuvre seule et nue qui se propose à nous. Délice nourri de douleurs, énigme lumineuse.
Pour vifs que soient ses attraits immédiats, cette œuvre, par l'étonnement dont elle nous saisit, nous oblige à lui découvrir un sens. Mais vouloir déchiffrer cet univers comme s'il s'agissait d'un délire ou d'un songe – reflet d'un siècle ou d'un esprit que torture l'angoisse, ou le désir – ce serait nier qu'un dessein volontaire l'anime. Ce dessein est indéniable ; mais il est presque toujours marqué du sceau de l'hermétisme. Autre difficulté : les symboles et les formes qui s'entrelacent dans l'œuvre procèdent de sources très diverses. On ne lui trouvera pourtant un sens que si l'on se refuse à voir en elle une collection hétéroclite de signes figés : les signes qu'il adopte, Bosch les a unifiés et recréés en une synthèse tout à la fois traditionnelle et singulière, et cela sur le plan spirituel comme sur celui de l'art.
Si l'on excepte de rares inscriptions, et si l'on tient pour apocryphes les titres, cette somme d'images compose un mutus liber dont les planches nous seraient offertes en désordre. On examinera donc une à une ses unités élémentaires – les tableaux – et l'on organisera leur ensemble par sujets et par genres. L'iconographie peut éclairer du dehors les thèmes de l'œuvre ; elle ne saurait en dire l'agencement et le sens : c'est à la seule intuition thématique qu'il revient de proposer un fil d'Ariane. Cette intuition échappe à la pure subjectivité : elle trouve en effet à s'instruire par la fréquentation des œuvres mystiques dont Bosch fut sans doute familier, notamment celle de Ruysbroek. Mais la plus juste interprétation n'épuiserait pas l'œuvre : il faut saisir ensemble les savoirs d'un esprit et les saveurs de la peinture.
I - Espace temporel et spirituel
Le siècle de Bosch, c'est ce « déclin du Moyen Âge » évoqué par Huizinga dans un livre célèbre. Pour l'histoire : sac de Gand en 1468, révoltes, massacres, représailles, pillages, brigandages, pestes, misère, famines, querelles de villes, guerre des Gueux, tortures publiques. Pour la foi : obsession du démon, supplices de magiciens, sermons d'apocalypse. Alain de la Roche, prédicateur aux visions pleines de bêtes de luxure et de feu, meurt à Zwolle en 1475. L'un des deux auteurs du Malleus maleficarum (Pour écraser les sorcières) fut de ses disciples. Tout cela ne semble-t-il pas composer, pour le peintre d'une œuvre aux formes et aux reflets d'enfer, l'espace même de son inspiration ? Mais les horreurs quotidiennes – qui sont de tous les siècles – et celles qui entrent dans la composition d'une œuvre sont rarement de même essence. Si l'on inventorie tout ce dont celle de Bosch a pu se nourrir, les misères du temps demeurent à l'horizon de la conscience du peintre, et les sources de l'imaginaire s'offrent plus légitimement à l'examen.
Les sources de l'imaginaire
Comme il connaît les ars moriendi – ces gravures du savoir-mourir –, les clefs des songes et le Tarot, les traités d'alchimie et ceux d'astrologie, Bosch a lu les ouvrages des mystiques, La Nef des fous de Brant, La Légende dorée où sont décrites les tentations de saint Antoine, et Les Visions de Tungdal, poème traduit de l'irlandais et qui montre une sorte de don Juan du xiiie siècle gratifié, pour son salut, du spectacle même de l'enfer, quintessence de l'horrible. Matière de rêverie, répertoire de figures.
D'autres sources de l'imaginaire sont purement iconiques. La peinture de l'époque inclinait au démoniaque. Et la faune de créatures hybrides qui peuple maint tableau de Bosch ne manque pas d'ancêtres. Elle sort du chapiteau, de l'enluminure et de l'immense bestiaire roman et gothique. Elle vient de plus loin encore : ses chimères humaines sont des grylles, c'est-à-dire de ces monstres comme en peignait au iiie siècle le Gréco-Égyptien Antiphile, et dont Pline se divertissait. (Grillo était, dit-on, le surnom d'un personnage porcin portraituré par Antiphile. Simple jeu, ou petites figures bâtardes des sphinx chargés de songe et de savoir ?) Constantinople mise à sac par la croisade, et ses monnaies anciennes, ses sceaux d'Assyrie, ses camées et ses gemmes antiques dispersés par la rapine, tout un trésor de menus monstres s'était répandu par l'Europe : le navire-cigogne ou le navire-poisson de telle Tentation appartiennent à ce répertoire. Étrangetés antiques auxquelles d'autres s'ajoutent – démons feuillus, rochers à face humaine... – qui viennent de Chine. Rien de plus cosmopolite que le Moyen Âge.
De la formation même de Bosch, on ne sait rien. Familiale, sans doute. Pour les influences, on peut aussi bien songer aux primitifs flamands – Bouts Van Eyck, le Maître de Flémalle, Van der Weyden... – qu'aux peintres hollandais – Geertgen, le Maître de la Vierge entre les vierges... –, à Schongauer, aux peintres rhénans. La critique rattache aujourd'hui les débuts de Bosch au « gothique international », à ses modèles iconologiques et à ses principes de composition.
La chronologie de l'œuvre est toute conjecturale : aucune peinture ne nous est parvenue datée. Certaines nous manquent, d'autres ne nous sont connues que par des copies ou des témoignages. Il n'en est guère qui n'aient pu être attribuées à tous les moments de la carrière du peintre. C'est qu'on ne peut se fonder que sur le style et la technique. Or, l'itinéraire de Bosch fut probablement complexe et riche en récurrences. Raison qui s'ajoute à d'autres : cette absence de certitudes réduit toute tentative d'interprétation au seul mode thématique éclairé par la connaissance du climat spirituel qui fut sans doute celui de Bosch.
Dévotion, mystique, hérésie
Par le nom même dont il signa ses œuvres – Jheronymus Bosch – le peintre Jeroen Van Aken s'est rattaché à sa ville natale, Hertogenbosch. Issu d'une famille d'artisans et de peintres, il devient par son mariage, vers 1478, un bourgeois, un notable. Ce notable, jusqu'à sa mort, en 1516, appartiendra à la confrérie Notre-Dame. Appartenance dont l'importance ne se borne sans doute pas à la respectabilité qu'elle lui donne. Cette confrérie, fondée en 1318 et d'abord vouée au culte, se consacrait aux œuvres charitables. Les confrères s'occupaient en outre des spectacles religieux ; d'où, peut-être, chez le peintre, un certain esprit de théâtre. Est-ce l'essentiel ? On suppose que cette confrérie avait reçu quelque influence des « Frères de la vie commune », disciples lointains de l'ermite de Groenendael, Ruysbroek l'Admirable, mystique du xive siècle. Le travail des frères, qui avaient pris le nom significatif de hiéronymites, était de transcrire et de publier ; c'est ainsi qu'ils avaient traduit, en latin, puis en hollandais, le Livre de la sagesse éternelle de Suso. Hostile aux sectes hérétiques comme à toutes les corruptions de l'Église et des ordres monastiques, leur doctrine invitait l'âme à la retraite et à la vie contemplative. Les frères vivaient d'une vie pieuse et douce, amicale, laborieuse, simple, joyeuse. Thomas a Kempis, l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, avait été des leurs ; et Érasme, adolescent, fut leur élève, à Deventer et à Bois-le-Duc. Tout ce climat spirituel constituait la devotio moderna, étape intermédiaire entre la vie du monde et l'extase d'un Ruysbroek : la modération en était le caractère majeur. Cette dévotion moderne imprégnait la vie religieuse de tout le pays. Huizinga, nous invitant par là à ne pas nous former de ce « déclin du Moyen Âge » une image uniformément convulsée, note qu'à cette époque « des visiteurs venus du sud dans le nord des Pays-Bas furent frappés de la dévotion sérieuse qu'ils remarquèrent dans le peuple ».
De la calme piété populaire à celle des nombreuses communautés religieuses, et de celle-ci à l'ardent foyer de la mystique ruysbroekienne, nulle rupture. De la vertu quotidienne à la contemplation de l'éternel, tout procède comme de l'humble graine à l'éclat de la fleur et à la formation de l'amande. Et Ruysbroek lui-même fut d'abord un paysan plein de simplicité et de bonhomie : pour intense qu'elle soit, l'illumination est ici pure de toute déraison. C'est au sein de cette sagesse que se forme l'œuvre du peintre : gardée des goûts morbides, et méthodiquement conduite au mystère spirituel. Jérôme Bosch n'est pas plus « fou » qu'Érasme, fils de la même école. L'étrangeté des figures peintes – qui ont d'ailleurs leur propre logique – ne doit pas nous abuser. L'erreur équivaudrait à donner plus d'importance au « fantastique » de Dante qu'à sa philosophie.
L'appartenance de Bosch à la confrérie Notre-Dame a conduit Fraenger (1947) à formuler l'hypothèse d'un Bosch hérétique. En effet, le peintre a pu rencontrer, parmi les confrères, un certain Almaegien, juif converti, et, par lui, entrer en relation avec la secte des Homines intelligentiae, proche de l'hérésie des Frères et Sœurs du Libre-Esprit. Largement répandue dans l'Europe du Nord et vieille de deux siècles, cette hérésie, proche de celle des cathares, professait l'inexistence de l'enfer, l'inutilité de l'Église et des sacrements, l'innocence de l'âme unie à Dieu, quelque « péché » qu'elle puisse faire. Elle professait – en quoi les sectateurs étaient des « adamites » – que l'union sexuelle, retour à l'unité originelle, peut être la clef de l'innocence édenique. En un mot, une sorte de tantrisme chrétien. Selon Fraenger, la sympathie de Bosch pour cette secte explique son œuvre, et notamment le triptyque du Prado, qui serait une illustration de l'érotique du Libre-Esprit. Les historiens n'ont pas manqué d'insister sur le caractère purement conjectural de cette thèse.
II - Fortune de l'œuvre
Bosch travaillait-il pour le clergé, ou, comme le pense Fraenger, pour la secte des Homines intelligentiae ? Seule certitude : très tôt, ses peintures figurent chez les princes. Plus qu'aux fidèles, n'est-ce pas à l'humaniste que s'adressent les images et les spectacles de Bosch ? L'autel est moins leur destination que la bibliothèque ou l'oratoire ; ce qui expliquerait en partie certaines variations insolites apportées aux thèmes médiévaux. Sous les formes de la peinture religieuse, c'est une œuvre philosophique que peuvent goûter en Bosch les lecteurs de More, d'Érasme, ou de Machiavel. L'engouement, par toute l'Europe, est vif ; copies et imitations foisonneront. On voit des Bosch chez un cardinal de Venise. On en voit davantage en Espagne : ce que l'histoire explique. Philippe II les accumule. Image légendaire : l'ermite royal de cette basilique bâtie sur le rappel d'un supplice de feu contemple, au mur de sa chambre d'où il entend la messe, le Christ au centre du monde où tournent les Sept Péchés.
Les interprétations
Au xvie siècle, la plupart des commentateurs se montrent surtout sensibles, dans cette œuvre, à l'étrange, à l'horrible, au bizarre. Ils admirent, non sans dégoût parfois, tant d'invention et de fantaisie. Mais le hiéronymite J. de Sigüenza écrit en 1605 : « Les autres cherchent à peindre les hommes tels qu'ils apparaissent vus du dehors ; celui-ci a l'audace de les peindre tels qu'ils sont, au-dedans. »
Philippe II, qui semble avoir désiré posséder l'œuvre entière, a, dans sa bibliothèque, les livres des grands mystiques et, annotées de sa main, les œuvres complètes d'Érasme. Comment douter que Bosch lui fût un guide intellectuel et spirituel ?
L'engouement passé, l'œuvre et la personne de Bosch tombent dans l'oubli. Baldinucci, en 1681, loue son art et son savoir-faire ; en quoi il reprenait l'éloge de Van Mander, dans son Livre de peinture (1604). Le critique le plus favorable ne voit guère en telle Tentation qu'une intention moralisante ; mais on morigène plutôt « le père Sigüenza » d'avoir pris « pour articles de foi » ces « fantaisies licencieuses ». L'âge classique ni celui des Lumières n'inclinent à voir là autre chose qu'extravagances. Le romantisme lui-même l'ignore. Vers 1880, l'œuvre apparaît cauchemar d'un fou ou d'un possédé.
L'amas de textes consacrés à Bosch par notre époque est un reflet assez fidèle des aventures modernes de la critique. L'érudition et la science, d'abord, s'appliquent à distinguer les copies des originaux, le faux de l'authentique, et nous assurent du peu que nous pouvons savoir. Puis viennent les vagues diverses des interprètes. « Un prédicateur en vêtements laïques », dit Justi. Bax éclaire maintes images par le folklore, les proverbes flamands, sources de métaphores prises au pied de la lettre. Focillon voit, au-delà du « grand poète comique », « le dessous du Moyen Âge qui se vide », – Moyen Âge, ou pré-Réforme et Renaissance ? A. Chastel, plaçant Bosch et Vinci « comme aux deux extrémités d'un même monde », écrit : « Cette grande démonstration d'irréalisme agressif et pressant ne pouvait avoir lieu qu'autour de 1500, c'est-à-dire en plein essor de la Renaissance. » Précédemment, dans un essai intitulé La Tentation de saint Antoine ou le Songe du mélancolique, A. Chastel avait mis en évidence, chez Bosch, le thème de la « mélancolie » saturnienne : thème philosophique et mystique.
Ésotérisme, psychanalyse, surréalisme : ces sibylles se font ici particulièrement loquaces. « Visionnaire intégral », dit André Breton ; et l'on projette sur Bosch l'ombre des Dali et des Ernst : méthode suspecte. On a même songé aux effets de drogues hallucinogènes (Delevoy, 1960). La psychanalyse traite ces images comme celles du rêve, voire du délire. Mais il s'agit d'une œuvre, et son auteur use consciemment des « clefs des songes » de son époque. L'emploi des symboles hermétiques est évident : langage de l'alchimie – couleurs, œufs, globes de cristal, arbres creux... –, arcanes du Tarot, thèmes astrologiques, bestiaire mystique... Ce lexique est en lui-même malaisé à établir ; on voit à plus forte raison la difficulté d'une syntaxe et d'une sémantique.
Analyses esthétiques
Mais le peintre ? Un amateur espagnol du xvie siècle le louait de son « naturel ». Van Mander admirait sa facture : « Sa manière était franche, prompte, aisée, et il parvenait à peindre nombre de ses tableaux en une fois. Il avait aussi, comme beaucoup de vieux maîtres, l'habitude d'esquisser et de dessiner les objets sur le fond blanc du tableau, de poser par-dessus un glacis transparent, et de faire participer les dessous à l'effet. » C'est également à la technique de Bosch que s'attachèrent d'abord les commentateurs modernes. « L'efficacité esthétique d'un rouge et d'un orange se détachant à l'improviste sur un fond sombre contribua à sa réputation ; et, dans les trente années qui suivirent, le feu de Bosch flamba dans presque tous les tableaux de paysage », note sir K. Clark (1961). De la « palette », on glisse aisément au « pittoresque », au « sentiment ». Bosch, Maître des incendies ; Bosch, Maître du paysage fantastique. Mais également : Maître du paysage sensible et naturel, par quoi il ne précède pas seulement Patenier, mais Bruegel, et les chefs-d'œuvre de la peinture du Nord. C'est non moins facilement que l'on composerait un Maître de l'enfer, du bestiaire, de la Passion, des visages : visages des bourreaux, des doctes et des puissants, du Christ et de la sainte, visage pathétique du vagabond. De la trogne au miroir de l'âme ; de la caricature à la délicate transparence du cœur.
Toutes ces beautés viennent comme en surcroît d'une merveille de facture : « Peintre des gris, sensible au charme des tons fins, aux valeurs ténues, habile à modeler le blanc par le blanc [...]. Il associe aux plus exquises nuances de rose, de lilas, de bleu tendre, de beige, de vert jade, posés en glacis, en touches horizontales de matière fluide reprises par de prestes accents, des tons locaux sonores et consistants comme l'émail, le vermillon, le carmin, le bleu sombre, le noir violacé » (R. Genaille, 1963).
La science de la composition est, elle aussi, toute particulière. Transfuge du système médiéval, sans s'être pour autant rallié à celui qui venait d'Italie, Bosch invente ses propres règles et use, non d'un système, mais de plusieurs, selon les œuvres et même au sein d'une seule. Dans Le Couronnement d'épines du Prado ou de Londres, ou Le portement de croix   de Gand, « les figures sont projetées sur un premier plan unique, toute préoccupation de perspective est à peu près abolie [...] ; ou bien ce sont les têtes seules qui, vues « en gros plan », créent une composition rythmée de masses et de volumes [...]. Type inédit de « cadrages » (Dorflès, 1953).
En l'absence d'une tradition, attribuerait-on ces œuvres et les grands triptyques au même artiste ? Ces grands triptyques, tout foisonnants qu'ils sont, témoignent d'une « discipline ferme qui unifie les visions en compositions fortement ordonnées » (Ragghianti, 1960). Dorflès, à leur sujet, parlait d'un « espace onirique ». Linfert y discerne une science subtile et toute personnelle de la géométrie : « Tout cela forme un tissu d'épisodes formellement achevés, ourdi de passages complexes toujours nouveaux, d'échos, de rappels, de corrélations » (Ragghianti).
En somme, la critique s'est faite progressivement plus sensible à la beauté savante de l'œuvre et à la profondeur de son dessein. Elle pressent aujourd'hui leur plus belle et plus profonde unité.
III - Le dessein de Bosch
S'il ne dort pas, l'esprit erre, chemine, et cherche à méditer, c'est-à-dire à contempler. L'œuvre du philosophe et du mystique se propose au passant comme une architecture spirituelle : connaissance des principes du monde, connaissance de soi. Et cette demeure cristalline, qu'est-ce d'autre que l'ouvrage et comme la forme d'un regard longtemps laborieux, sa pure et définitive épiphanie ? Ainsi le regard chrétien s'élève-t-il du spectacle naturel et quotidien du monde jusqu'à l'intelligible et au surnaturel, par une suite de dévoilements, de révélations. Ce regard n'est jamais purement profane ; et, religieux, il est d'abord celui de l'imagination éclairée par la foi et les Livres, pour devenir celui de l'expérience intérieure. Il entre alors dans une « nuit obscure », traversée d'épreuves et de tentations ; cette nuit s'achève en apaisement, en délivrance, et en joie. Vie purgative, vie illuminative, vie unitive : ces étapes, décrites par saint Bonaventure, sont traditionnelles.
L'école spirituelle de Ruysbroek colore cette tradition d'une dévotion qui lui est propre. L'âme, qui s'est d'abord dépouillée de ses convoitises terrestres, prend pour premier objet de sa méditation l'humanité du Christ, et principalement sa Passion. « Ne peut aboutir à goûter la présence de Dieu que celui qui, d'abord, a pratiqué l'aimante dévotion aux Plaies et au Côté sacré de Notre Seigneur ; oui, à toute son humanité sensible et visible. C'est ensuite que nous gravirons une marche plus élevée et plus cachée, intérieure et spirituelle, jusqu'à l'intérieur de Jésus dont nous assimilerons les pensées et les sentiments », écrit un disciple de Ruysbroek. Pour passer de l'étape illuminative à l'étape unitive, l'âme doit connaître les affres et les angoisses, les ténèbres d'un « souterrain » : « angustiae infernales, intolerabiles et incredibiles ». Au-delà de ces épreuves et de ces tentations, l'âme s'unit à Dieu. La mystique de Ruysbroek a pu être définie comme « le couronnement de la théorie du Retour ».
Dans la mystique chrétienne, la part donnée à la représentation visuelle est particulièrement importante : Dieu s'est fait homme. C'est ainsi que l'expérience mystique se présente comme une suite de « regards » qui vont s'élevant et s'épurant jusqu'à l'Invisible. Ces « regards », sur un autre plan, peuvent être ceux du peintre religieux. De fait, la structure de la spiritualité de Groenendaal donne à l'œuvre éparse de Bosch un ordre tel que chacune de ses peintures y trouve sa place et son sens. Cet ordre est, par nature, indifférent à l'ordre chronologique des tableaux. Il est toutefois remarquable que la chronologie la plus vraisemblable de l'œuvre s'accorde, en gros, avec les étapes du cheminement mystique : comme si se trouvaient liées en Bosch l'expérience intérieure et la peinture. Bosch, sans doute, n'est pas un autre Ruysbroek qui exprimerait par la peinture ce qu'il a « vu ». Mais on peut croire que la peinture fut pour lui le moyen de méditer les yeux ouverts et par l'élaboration d'images matérielles – ce que fait, les yeux fermés et en esprit, le pur spirituel.
Structure de l'œuvre
Viennent d'abord, dans cette « suite de regards » qu'est l'œuvre de Bosch :
1. Les regards sur le monde :a) L'Escamoteur (Saint-Germain-en-Laye) est une sorte d'introduction à un groupe d'œuvres d'inspiration populaire qui, à son tour, introduit à la méditation religieuse et mystique.b) Ces œuvres « populaires », ce sont principalement l'Excision de la pierre de folie (Prado), La Nef des fous (Louvre), Les Sept Péchés capitaux (Prado).c) Et enfin, synthèse de ces thèmes et de ces images, Le Chariot de foin (Prado).
2. Le regard de la foi embrasse trois cercles concentriques :a) Cercle de l'histoire du monde : Le Monde après le déluge (Rotterdam), les Jugement dernier   (Vienne, Bruges...), à quoi s'ajoutent, parties des triptyques, les représentations de la Genèse et de la fin du monde.b) Cercle de la vie du Christ : Le Christ en croix (Bruxelles), L'Épiphanie (Madrid, Anderlecht...), Les Noces de Cana (Rotterdam).c) Cercle de la Passion, qui a pour centre le regard intense posé sur le visage du Christ aux outrages et aux douleurs : Ecce homo (Francfort, Philadelphie), Le Portement de croix (Gand), Le Couronnement d'épines (Londres). Cette méditation s'ouvre sur...
3. L'espace intérieur :a) D'abord la nuit et les épreuves : La Tentation de saint Antoine (Lisbonne), Saint Jérôme (Gand)...b) Triptyque du Prado : arcane majeur de la Tentation.c) Enfin, les figures de la délivrance : Saint Christophe (Rotterdam), Le Retour de l'enfant prodigue (Rotterdam), Saint Antoine (Prado), Saint Jean-Baptiste au désert (Madrid). Toutes ces figures expriment la traversée des apparences et le retour à l'unité originelle.
Entre l'enseignement des mystiques et l'œuvre de Bosch, il est d'autres parentés que l'itinéraire spirituel qu'ils décrivent. Les « structures circulaires » – qu'il s'agisse de vision sacrée ou de représentation de concepts – familières aux mystiques gouvernent la construction même de nombreuses peintures de Bosch. Et la présence d'un axe ou d'un point central, dans telle composition de Bosch, est, plus qu'un principe artistique, le signe d'un principe spirituel : la lecture de cette géométrie, parfois assez cachée, n'est peut-être pas la partie la moins révélatrice de l'exégèse.
Fondée sur une philosophie mystique – c'est-à-dire dont la cime touche à la contemplation de l'invisible –, cette œuvre a pour corps l'art et les lois de la peinture. Epiphanie d'un regard actif, elle est animée, sur ce plan, d'une dialectique subtile de l'Image, du Miroir, du Spectacle, du Visible et de l'Invisible. Ainsi le spectacle du monde, reflet de l'invisible ou mirage de l'illusoire, peut-il donner lieu à un jeu de miroirs très complexe (cf. L'Escamoteur). Le monde religieux peut être représenté, soit par le Voyant en relation avec sa vision intérieure (qui se trouve figurée, par exemple, autour de lui), soit par la vision elle-même, soit, enfin, quand la vision est désormais incommunicable, par un contemplateur aux yeux fixement ouverts sur l'invisible, ou mi-clos en un sourire. Tout au long de l'œuvre, les images du monde sensible et spirituel se trouvent de la sorte scandées et comme enchâssées par ces figures de voyants et de témoins, porteuses du regard de l'âme qui s'achemine d'un degré à l'autre de la vérité. Il faut donc lire l'œuvre comme un agencement de spectacles et de personnages : les spectacles reçoivent leur sens et leurs liens des personnages qui les considèrent ; les personnages sont eux-mêmes images et signes de certaines réalités spirituelles. Agencement comparable à celui du poème de Dante.
Notre époque s'est émerveillée des jeux subtils de l'intellect que recèlent des œuvres comme Les Ménines de Vélasquez. Bosch n'est pas moins délié. Son « pittoresque » a trop longtemps dissimulé l'intelligence de sa peinture et la pureté de son inspiration. Cette intelligence s'allie à la puissance massive du mythe : qu'on en juge par Le Chariot de foin. Cette inspiration atteint l'universel. Imaginons ces peintures au Tibet : elles n'y seraient pas étranges. Nature de l'homme, ou relations diffuses de l'Asie au Brabant, pour la pensée par les voies de l'hérésie, pour les motifs grâce au commerce des étoffes ? (cf. Baltrusaïtis). Aux tentations de saint Antoine répondent les maléfices de Mara ; et le Sage, d'Orient et d'Occident, dans l'île de la contemplation et sous l'arbre d'extase, délivré d'illusion, se délivre de la délivrance même. Ruysbroek, un soir, ne regagne pas l'ermitage ; les moines, inquiets, le cherchent dans la forêt où il se recueille : on le retrouve grâce à la clarté d'un tilleul que sa méditation illumine.
Libera nos a malo ! Indienne ou de Palestine, n'est-ce pas la même traversée du mal ? C'est la méditation de Bosch. Il faut l'imaginer nourri et soutenu, tout au long de sa vie, par le Livre de Job. Ce poème de l'homme tourmenté par la pire tentation et comblé par la plus haute sagesse, il est juste d'y voir la figure essentielle du dessein de Bosch.
Les miroirs du monde
L'Escamoteur   : le long d'un mur, et de part et d'autre d'une table, un escamoteur, et son public qui forme une espèce de corps à plusieurs têtes. Scène de genre ? Regardons mieux. De la table carrée – au centre, et sur elle quelques instruments de prestidigitation – le regard monte à ce qu'exhibe – petit objet ovale – le prestidigitateur. Pourtant, ce n'est pas ce que regarde le public : énorme et penchée – on l'a crue d'abord attentive – la figure du premier plan ingurgite ou régurgite une grenouille (il y en a une autre sur la table). Regardons mieux encore : le nez en l'air, plus narquois que l'escamoteur, un compère derrière le nigaud lui vole sa bourse (la main voleuse est presque symétrique de la main spectaculaire). Fable plaisante, et malicieuse, de la malice et du lucre s'entendant comme larrons en foire pour piper la sottise distraite. Et de l'enfant aux amoureux, de la dupe aux filous, du nigaud aux spectateurs, toutes les figures du monde sont présentes. Aux spectateurs ? Cette peinture est un miroir. Nous avons été distraits nous-mêmes, amusés, abusés. Morale de la fable, et plus encore : allégorie spirituelle. Car tout peut se lire plus profondément. Ce mur n'indique-t-il pas que nous ne voyons qu'un côté des choses ? Dans un trou rond qui le traverse niche une cigogne, symbole, selon Ruysbroek, des convoitises. Il y a ces grenouilles, bêtes suspectes. Et surtout, dans la sphère du panier pendu à la ceinture du malin, à peine visible, cette chouette simiesque, et qui, lorsqu'elle n'est pas le symbole de la sagesse, est celui des ténèbres de l'hérésie. Quant au bateleur, il ressemble bien à celui du premier arcane majeur du Tarot : image du démiurge (cf. Combe). Ici, les outils du démiurge sont des instruments d'illusion. Cet illusionniste est le Malin en personne, trompant le Monde.
Excision de la pierre de folie : la sottise est ici folie, et l'escamoteur charlatan. Sur une chaise, un gros homme qui souffre est en proie à ses trois tourmenteurs. Étrange groupe surgi dans la solitude d'une prairie aux lointains bleutés sur lesquels se dresse, là-bas, un gibet. La Science ? Un médecin coiffé d'un entonnoir extrait du crâne du patient une fleur rouge. La Religion ? Une nonne porte sur la tête un livre fermé. Tristesse et cruauté. Sottise, folie soignant la folie.
La Nef des fous : folie universelle. Ce monde est une barque d'insensés qui chantent et s'empiffrent. Le mât de la barque est un arbre de mort. Cette folie est le péché, cette barque la mort.
Les Péchés capitaux : voici la folie même : ils ne savent ce qu'ils font. « Cave, cave, Deus videt », dit l'inscription. Au centre du monde, une gloire de rayons : pupille dont l'iris est le Christ, immuable, qui montre ses plaies.
Folie, mort, péché
Ainsi le premier regard que Bosch pose sur le monde est-il celui de la sagesse populaire. Il entre certes, dans les thèmes de cette « sagesse populaire », du « gab » et de la bonhomie. Plaisir enfantin de la fatrasie. Cette part est sans doute assez restreinte. Quand elle n'est pas liturgie, toute fête est magique, tout jeu le rêve d'un acte. Le rire se fait dérision, et la dérision subversive. Sous la risée : la révolte. Les soties raillent durement les puissants. Mais comment ne pas mettre en cause, du même coup, l'ordre sacré sur quoi la société se fonde ? Rois et empereurs, et papes, jetés à l'enfer. Faut-il être surpris, dans ce déclin du Moyen Âge, par le voisinage et le mélange du sacré et du blasphématoire ? Nature des choses et crise d'un monde. Mais c'est aussi que l'Évangile, dans ses préceptes – « Les premiers seront les derniers... Heureux les simples... » – comme dans ses figures – l'Enfant Dieu, pauvre, honoré par les rois et les bergers premiers avertis ; la mort ignominieuse et glorieuse ; et, dans la Passion, ces dérisions, ces parodies de soudards... – l'Évangile contient cette sagesse paradoxale et ce principe de renversement. Ainsi, l'âne montant en chaire et le docte coiffé d'un bonnet d'âne, c'est un scandale évangélique, une folie qui pourrait être d'esprit franciscain. Et rien de plus évangélique que la satire du clergé ! Plus profondément : si l'Évangile apparaît comme le renversement du monde, c'est que, depuis la chute originelle, le monde est lui-même renversé dans la folie, le péché, la mort.
Thème de la folie. Thème de la mort. Deux thèmes d'esprit chrétien. Mais leur devenir sera différent. Celui de la folie, dans sa métamorphose, deviendra l'un des thèmes majeurs de la Renaissance. Et c'est en particulier cette métamorphose, et la dominance de ce thème sur celui de la mort, qui définit le passage du médiéval au moderne. Le thème de la mort – de l'Ubi sunt... à la danse macabre – s'éloigne de l'Évangile ; il en devient le reniement. Carnaval des charognes, triomphe du Rien, gigue de la nausée, fornications sur des tombeaux, dans un univers de reîtres et de chevauchées féroces, de pestes et de famines. Ce n'est point le mépris chrétien du périssable et le prélude à l'Éternel. Ce n'est plus le renversement d'une apparence, mais perverse complaisance.
La folie est un thème humaniste (celui de la Raison et des Lumières, non sans peine, lui succédera). Il anime les œuvres d'Érasme, de Bruegel, de Rabelais, de Shakespeare et de Cervantès. Avec Montaigne, la folie est illusion ; elle va rejoindre le grand thème des apparences trompeuses. Le monde n'est plus un miroir (fût-ce le miroir inversé des vérités célestes), ou un jeu infini de miroirs analogiques : c'est une scène illusoire. Folie, illusion, théâtre, tout cela culminera dans l'Europe du xviie siècle. Mais ce thème esthétique et philosophique est d'essence chrétienne. Il en garde la trace chez Érasme. Il l'est pleinement chez Bosch ; en quoi Bosch se distingue de la Renaissance des Bruegel et des Rabelais, comme, par le fait qu'il se soustrait à l'obsession macabre, il se distingue de « la fin du Moyen Âge ». Sans ambiguïté, dans son premier moment au moins, l'œuvre de Bosch est évangélique. Elle n'est en rien sacrilège.
Le monde qu'il peint est un monde méthodiquement renversé. La Tête ne règne pas, mais le Ventre. Ventre-Roi ! Non la pensée, mais la panse. D'où ce cercle de toutes les souffrances et les férocités, de toutes les tristesses. Si la Tête ne règne pas, c'est qu'elle est folle. Sa folie est d'adorer le Ventre et d'être coupée de l'âme du monde : le Christ.
Telle est la pensée directrice de Bosch ; elle s'exprime le plus complètement dans cette image du monde qu'est Le Chariot de foin, parabole chrétienne. Quand elle passera au plan mystique, l'œuvre contiendra les mêmes images de perversion, de renversement, d'inversion : elles auront là une valeur essentielle.
« Le Chariot de foin »
Fermé, le triptyque nous touche d'abord par la douceur et la mélancolie de cette figure de vagabond et de ce paysage qu'il traverse. Mais tout l'espace du tableau est d'un symbolisme discret et rigoureux. Ce vagabond est à la fois le pauvre, le Christ, l'Enfant prodigue, l'homme. (Et ce visage, qui est également celui de L'Enfant prodigue, est sans doute celui de Bosch lui-même.) Figure très proche du vingt-deuxième arcane du Tarot : le Fou, signe de l'homme qui est « né pour la seconde fois », et qui, fou pour les hommes, touche intérieurement à la divine sagesse. Le voyageur marche sur le chemin de la vie. Ce chemin sépare l'espace en deux parties : en haut, c'est, à droite, un berger jouant de la cornemuse pour un couple, image du plaisir ; à gauche, sous un autre arbre, des brigands dépouillent un malheureux : crime et violence, douleur et vol. Péché de chair et de meurtre. Là-haut, sur une colline, très loin, une foule sous un gibet : justice de mort. Toute cette misère dans un paysage tendrement vert et bleu. Plus près de nous, en bas, un chien hargneux et famélique, portant un collier à pointes (un personnage de la Passion portera le même). Et puis des ossements et des corbeaux qui s'y perchent : la Mort. Au bout du chemin, une planche sur un ruisseau. Le Pauvre va quitter ce monde mauvais. Il le regarde au moment de disparaître. Ce que nous voyons autour de lui, ce ne sont que les derniers remous d'un spectacle central que le personnage regarde ; le Monde même. Les volets du triptyque vont s'ouvrir sur l'image du monde tel qu'il est compris par le sage. (En somme, comme dans L'Escamoteur, le monde réel est là où se tient le spectateur ; le tableau en est le reflet symbolique ; et ce reflet lui-même doit se lire avec les yeux de la sagesse que donnent l'épreuve et le détachement.)
Le panneau central représente un énorme chariot de foin doré autour de quoi l'on se rue. Et c'est le monde. Biens terrestres, biens illusoires. « Le monde, dit le proverbe, est un tas d'herbe sèche, chacun en pille ce qu'il peut. » L'image, où se retrouve l'écho de la parole biblique ou populaire, touche au mythe et se déploie en figures multiples, illustrations du thème principal. Le chariot est tiré par des démons vers l'enfer. Là-haut, le Christ, aussi infime que celui des Péchés capitaux, montre ses mains percées pour le péché du monde. Ce péché est inscrit dans le temps. À gauche, sur un volet, le péché originel ; à droite, l'enfer et la fin du monde, salaire du péché. Cette ruée sur le foin est un renouvellement de cet appétit d'Adam pour le fruit, délicieux et mortel.
Le Christ, le monde, l'origine du mal et les fins dernières : Les Péchés capitaux et ce triptyque sont fondés sur une structure analogue. Synthèse de ce qui précède – sur le plan de la conception comme sur celui du style, ce triptyque est également un prologue à ce qui va suivre.
Histoire sacrée
Du spectacle du monde, Bosch procède à sa méditation selon les Livres saints. Le tableau de Saint Jean à Patmos (Berlin) est comme la figure qui préside à cette méditation, et l'oriente : sur une face, le voyant, sur l'autre, sa vision ; ceci intérieur à cela. (Ici encore, cette composition circulaire, et ce passage du regard d'une face à l'autre de l'image ; manière de peindre, et manière de méditer.)
Premier regard et premier cercle : l'histoire du monde. Déluge, Éden, Parousie – Bosch, en toutes ces phases sacrées du temps, perçoit surtout le Mal. Le paradis terrestre est déjà infernal ! Et les animaux descendant de l'arche sont infimes en regard de ce chaos de charognes gonflées. Bosch est le peintre de l'agonie du monde.
Même présence du Mal dans ce deuxième cercle de la méditation : le Christ venant au monde. La cabane de L'Épiphanie est délabrée. Son toit est soutenu par une perche tordue et maigre. Les bergers y sont étrangement juchés avec leur cornemuse, l'air malin. Et quel est ce personnage, demi-nu et couronné, un bras passé avec désinvolture par une embrasure, une espèce de rire sur le visage ? l'Antéchrist, sans doute ; le Mal qui guette sa proie et qui attend son règne. Et même Les Noces de Cana paraphrasent la fin du monde : plutôt qu'au miracle de l'Eucharistie, on songe à la parole : Sicut erat diebus Noe... Bombance triviale et triste. Christ déjà méprisé. Le décor païen ricane. Dans le fond de la salle, un magicien oppose au miracle l'inversion du prodige.
Les images de la Passion forment le troisième cercle de la méditation de Bosch sur le Mal et l'Incarnation. Il semble que le mouvement de cette méditation soit dans le rapprochement, dans le resserrement. L'espace contient d'abord un paysage, une montée au Calvaire... Ce n'est rien encore. Dans l'Ecce homo, la foule est plus proche, plus épineuse. Enfin, le mal se resserre sur sa proie, la foule sur le Christ, l'esprit sur ce qu'il considère. Le regard du peintre est le regard de Véronique, et c'est le regard du Christ harcelé par ces visages monstrueux. Double méditation : celui du visage démoniaque et de la Sainte Face, centre de tout. Le Verbe s'est fait chair et la chair est cette bête, cette gueule contente, malicieuse, féroce, abjecte, infirme. Vacarme, tourbillon. Le Christ ouvre les yeux sur le linge, ferme les yeux sous la croix.
Mais le plus monstrueux n'est pas encore cette caricature, mais la seule vérité. Couleurs et formes de fièvre et de cauchemar se dissipent : horreur froide et précise de ce qui est. L'image la plus cruelle est Le Couronnement d'épines de Londres. Le ciel et l'enfer se sont incarnés. Pour l'éternité, cet instant, qui fut vrai, qui est vrai. Cette chair fragile – et ces chairs bien nourries des bourreaux, ces étoffes, ces pointes, ce métal des cuirasses – et ces regards des meurtriers tranquilles, ce regard du Christ qui vous regarde !... Peinture, cette image ne se peut comparer qu'à Grünewald. Mais qu'est-ce que la peinture, ici, sinon, saisissante voile de Véronique pour l'âme, l'expression d'une vision intérieure qui ne trouvera d'équivalent que dans les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola ? Image, support de la méditation et représentation d'un regard intérieur.
Le regard intérieur
Le même chemin qui peut conduire des Exercices spirituels à La Nuit obscure de l'âme mène Bosch de cette méditation sensible du mal à l'expérience intérieure. À la terrible lumière temporelle succèdent les ténèbres et les monstres. Cette épreuve de la nuit, Bosch la représente d'abord en figurant les ascètes qui s'y livrent : saint Gilles, saint Jérôme, saint Antoine, qui, selon Ruysbroek, correspondent aux trois degrés de la vie contemplative. C'est à saint Antoine que Bosch s'attache davantage : archétype de la tentation. Celle de la chair aimable ? Nullement. Toutes les formes du démoniaque – c'est-à-dire du monstrueux – assaillent l'ascète. Inversion des rites saints, exubérance de l'hybride ; parodie de la Genèse, parodie du sacrifice, envers de la nature et du surnaturel.
« La liaison, au Moyen Âge, de la tératologie et de la démonologie apparaît [...] comme la conséquence du dualisme persistant dans la théologie chrétienne », écrit G. Canguilhem. Voilà qui interdit de réduire au pittoresque les « grylles » de Bosch : ce sont les signes mêmes du Mal. Et non seulement l'âme, en son chemin vers Dieu, rencontre les maux, mais elle se heurte au principe, au mystère, au scandale du Mal. C'est ici que le thème de Job – traité par Bosch – éclaire la signification de ses Tentations. La Mal, affreux abîme pour l'âme qui veut s'unir à la Lumière.
Le triptyque du Prado
Luxure pour les uns, doctrine du Libre-Esprit pour Fraënger, le triptyque du Prado est essentiellement une considération du péché originel ; et son ambiguïté même est significative. Quelques lignes de D. de Rougemont, dans L'Amour et l'Occident, sont ici particulièrement éclairantes : « L'origine [...] de l'attitude cathare, ou, d'une manière plus générale, du dualisme [...] fut et demeure le problème du Mal, tel que l'homme spirituel l'expérimente dans ce monde. Le christianisme apporte [...] une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans les mots de liberté et de grâce. Plus pessimiste et d'une logique plus massive, le dualisme postule l'existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c'est-à-dire de deux mondes et de deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l'auteur du monde, de ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans l'ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans l'ordre matériel par l'Ange révolté, le Grand Arrogant, le Démiurge, c'est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté les Âmes ou Anges, en leur disant qu'« il valait mieux être en bas, où ils pourraient faire le mal et le bien, qu'en haut, où Dieu ne leur permettait que le bien ». Pour mieux séduire les Âmes, Lucifer leur a montré « une femme d'une beauté éclatante qui les a enflammées de désir. »
Voilà qui donne un sens à l'ensemble du triptyque. Fermé, il représente la terre à sa naissance, en un globe de cristal. Dieu est lointain ; la terre, déserte, est déjà monstrueuse. Le volet de gauche montre le Paradis terrestre avant la Faute   : il grouille sournoisement de malice. Et le panneau central   porte, sur le plan spirituel, la représentation du péché originel, ce que Le Chariot de foin faisait sur le plan moral. À la ruée sur le foin correspondent le fruit et la luxure : une foule gracieusement nue s'émerveille des fruits dont elle s'empare et qu'elle transporte. L'enfer – volet de droite –, renversement de ces délices, révèle la mort enclose dans ces fruits.
Sous la profusion, quelle rigueur ! Les volets latéraux et le panneau central figurent les métamorphoses d'un même lieu. Son axe est cette source, cette fontaine étrange, cet emblème sexuel, au centre des quatre fleuves paradisiaques – cette fontaine qui, infernale, devient cette sorte d'œuf crevé près de quoi un visage de maître regarde... Et la multiplicité est le signe de la multiplication infinie de la première division des principes : la matière, hors de l'unité divine, se divise en sexes, le sexe se multiplie ; le monde est le domaine du temps, du sexe, et de la mort.
Tel est le thème. Mais sur quel mode ? Bosch, orthodoxe, a-t-il voulu peindre le mensonge de Satan et figurer, dans le panneau central, l'illusion (Combe), pour démasquer en ce visage du volet de droite le Prince de ce monde ? A-t-il voulu dénoncer la tentation hérétique de tenir le monde pour mauvais, et la Création comme consubstantielle à la Chute ? Est-ce au contraire sa profession de foi ?... La présence du mal dans l'origine est troublante... Mais, s'il est hérétique, professe-t-il que l'acte sexuel est libération, ou enchaînement ? Et comment lire cette symbolique alchimique qui, indéniablement, domine toute l'œuvre ? L'alchimie est liée, par certaines traditions, au péché originel : le Livre d'Hénoch fait des anges rebelles les premiers maîtres de l'« art maudit » ; et l'on associait la chute de Lucifer à la corruption des métaux vils. Dans ce triptyque, comme dans les Tentations, l'alchimie revêt l'aspect du démoniaque. Mais est-ce bien l'alchimie, ou sa caricature infernale ?
Les figures de la sagesse
Il n'est cependant pas indispensable de répondre définitivement à ces questions pour saisir le sens des dernières œuvres de Bosch. L'hérésie n'est point la négation de Dieu : elle n'est que l'attribution du mal à Satan, démiurge temporaire. « L'enfer étant la prison de la matière, Lucifer, l'ange révolté, n'y peut régner que pour le temps que durera l'« erreur » des âmes [...] Le dualisme des cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique » (de Rougemont).
Saint Christophe, portant le Christ enfant, sauveur du monde, traverse les apparences. Il est sauvé. Le vagabond du Chariot de foin, qui allait s'engager sur un pont, va franchir, enfant prodigue, la barrière du domaine mauvais. Saint Jean-Baptiste au désert, indifférent aux fruits malsains, sourit, les yeux mi-clos, près d'un ruisseau. Un agneau candide est près de lui. Saint Antoine médite au creux d'un arbre au toit de chaume. Il est au bord d'une eau limpide, et les démons ne sont plus que des rides futiles à la surface des apparences. Image paisible devant laquelle on peut songer aux paroles de Ruysbroek évoquant la contemplation suprême. Image qu'on dirait chinoise, aussi. « L'homme sage, dit le taoïste Tchouang Tseu, s'abstrait du temps et voit tout en un [...] Intérieurement, il est appliqué à l'occupation la plus haute : la synthèse de tous les âges, la réduction de tous les êtres à l'unité. »
Cette méditation de l'unité est la véritable « alchimie », « édification de l'homme intérieur et purification des éléments qui le composent » (Lanza del Vasto). Retour, aussi, du monde à l'origine, grâce au retour de l'homme en soi-même. Cette alchimie spirituelle est commune à toutes les traditions religieuses. À notre époque, un Jung (Psychologie et Alchimie, 1944), un Bachelard en ont retrouvé la signification salutaire. De l'illusion et de la mort à la délivrance, et traversée l'embûche de la fausse délivrance : tel semble bien le très simple et très pur dessein de Bosch. Que reste-t-il de ce « Maître du saugrenu » qu'inventèrent les distraits ? La plus ancienne et universelle sagesse, avec la plus récente, éclaire le vrai visage de Bosch, et son humaine permanence.
Contemplation et peinture
Cette méditation est peinture. Par quoi le regard de l'esprit se fait visible. Formes et couleurs sont ici l'expression même – et peut-être le support – de l'expérience spirituelle : elles lui sont jointes comme le geste à la parole, et la parole à la pensée. C'est le regard intérieur qui décide de la composition, évidente ou secrète, et de toute la représentation. L'intellect gouverne le sensible. Le dehors est docile au-dedans. Et le style – voire la facture – varie selon la direction et le degré de la méditation. Ainsi, quand la méditation de la souffrance du Christ parvient à son paroxysme, tout décor disparaît-il.
« Le beau est la splendeur du vrai » : cette esthétique traditionnelle (et dont le classicisme – « rien n'est beau que le vrai » – n'est au fond qu'une application profane) est consubstantielle au dessein de Bosch. Que l'art se résolve en peintures, en beauté, en délices, certes ; mais couper cette délectation sensible de son orientation spirituelle serait détourner l'œuvre de son sens originel. Comme le monde même, ces apparences qui font l'œuvre sont divertissement ou voie de sagesse. On peut croire que, pour Bosch, nourri d'une philosophie que la mystique inspire, l'art de peinture fut la voie de l'alchimie spirituelle, et son œuvre, un Grand Œuvre.
Le xxe siècle a fait de la jouissance esthétique la voie d'une nouvelle sagesse : c'est la « monnaie de l'absolu ». Le regard que nous posons sur l'œuvre de Bosch n'est plus celui de Philippe II en son oratoire, mais plutôt celui de Bruegel. Bruegel, spectateur le plus attentif du monde de Bosch, et dans l'œuvre duquel il semble que revive et se reforme celle de Bosch. Mais quelle métamorphose ! Bruegel, c'est Bosch ayant laissé le Livre de Job pour le De natura rerum. Ici émerge un autre espace humain ; ici commence un autre temps.
Bosch, Bruegel : signes humains, ces deux œuvres – étoile double, double constellation – s'imposent à nous comme ces figures zodiacales dont les astrologues professent qu'elles disent notre destin. Et, certes, outre leur éclat et leur propre beauté, ces constellations humaines président à nos métamorphoses dont elles sont l'admirable miroir. Mais toute grande œuvre, et celle de Bosch l'enseigne avec une force particulière, est un signe de l'esprit : miroir de l'être même.
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